Jean Le Cléac'h bénévole de la FADS au CADA de Ris Orangis

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Témoignage: mon expérience bénévole au CADA de la Fondation de l'Armée du Salut

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L'expérience pédagogique au CADA de l'armée du Salut, installé rue Berlioz à Saint Michel sur Orge, aura duré quelques mois, de février à juin puis début septembre 2018.

Les lieux pédagogiques furent régulièrement le séjour du F5 du 2 rue Berlioz, et occasionnellement l'association de soutien scolaire Apes, la bibliothèque, le cinéma et le théâtre tout à côté,  la ville de SMO, ses clubs sportifs et son service social,  la ville de Longpont sur Orge et ses vrais marcheurs, le jardin de permaculture de la Noue Rousseau, une école maternelle à Plessis Pâte,  Paris intramuros pour la promenade astronomique, le Cap Sizun pour les contacts avec le monde agricole, pour la traite des vaches chez Jean-Yves à Goulien et chez Valérie et Franck à la Pointe du Van, le Cap Sizun encore pour la navigation au moteur et à la voile ainsi que pour la pêche au maquereau au large d'Audierne.

Le rythme 4 fois par semaine pour environ 16 heures hebdomadaires fut réparti en temps structurés et en temps informels. Ce fut donc une osmose culturelle, une intégration plutôt qu'une école stricto sensu.

Voici donc le combinat de ce que nous écrivions en février 2018 et en fin d'expérience quelques mois plus tard fin septembre :   

Les  hommes hébergés par l'Armée du Salut viennent de pays en guerre pour la plupart. Ils sont sous notre responsabilité pour plusieurs mois. Ils  disposent d'un récépissé mais ne peuvent travailler tant qu'ils n'ont pas obtenu leur carte de résident. Pour la très grande majorité (93%) ce sera fait d'ici quelques mois, ils exerceront donc dans notre pays  des responsabilités citoyennes, professionnelles et parentales. Il est  par conséquent de l'intérêt de tous de mettre ce temps d'attente à profit pour des activités culturelles et linguistiques qui les prépareront à déployer rapidement leurs talents.

Nous proposons de donner neuf axes de valeurs à comprendre et à partager : liberté, égalité,  fraternité,  laïcité,  paix, curiosité, autonomie, engagement, conscience de nos responsabilités collectives vis à vis de nos enfants et futurs enfants...

Nous éviterons à tout prix la caricature du contraste "pays de cauchemar/pays de cocagne". Une idée que l'on entend parfois ici et là et exprimée sous la forme : " Vous avez tellement de chance de vivre dans le pays de référence des droits de l'homme".
C'est vite oublier les 30000 ouvriers et artisans, hommes, femmes, enfants des massacres de  mai 1871,  les 41000 morts dans le nord et l'est de la France le 22 août 1914, essentiellement des paysans et des ouvriers français, allemands, africains, vietnamiens que l'on contraignit, ce jour là et les autres jours, à s'entre-tuer, les déportations massives vers les camps de la mort par les nazis et la police vichyssoise, les massacres de Sétif et de Madagascar.

Un an après, sous nos latitudes civilisées, on crevait les yeux des manifestants ayant endossés ou pas des gilets jaunes.

L'école du CADA n'est pas l'école des donneurs de leçons mais bien plutôt celle de débats formateurs et de problématiques vis à vis d'hommes expérimentés et cultivés.

Pour éviter ce type de prétention d'une civilisation occidentale de référence où on est discipliné et centré sur ses devoirs et ses exercices, nous aborderons les choses sous l'angle d'un monde global et problématique où nous formons ensemble une collectivité citoyenne désormais mondialisée.
Ces hommes sont donc contraints de déployer une élasticité intellectuelle hors du commun en envisageant par exemple dans une même séance, la conception détaillée d'une activité enfantine de petite section de maternelle et l'examen historique de la Conférence de Berlin de 1885 où les puissances colonisatrices se partagent l'Afrique, un grand écart théorique que l'on ne retrouve que dans les centres de formation des enseignants. Cette dimension historique et sociale est fondamentale pour intégrer que l'expérience du déracinement s'inscrit dans un vaste mouvement à l'échelle planétaire avec ses causes historiques, économiques et climatiques. Les réponses à cette douleur sont nécessairement d'ordre collectif et solidaire, elles impliquent la responsabilité de chacun. Le sens sera construit selon les axes universels de l'Education Nationale française en cours à l'école pré élémentaire et non selon des axes disciplinaires. Par ailleurs de nombreux sites internet pour le FLE sont à disposition en particulier des sites canadiens. Nous faisons le pari que le sens approprié par l'apprenant entraîne son autonomie. Après les premières expériences de février et de mars, nous pensons qu'il est raisonnable et réaliste de se baser sur un temps organisé d'une durée au moins égale au quart du temps des écoliers français (27/4~7h hebdomadaire).

Les contre-sens sont nombreux et parfois embarrassants dans notre vie quotidienne, sur les moments et les lieux de rendez-vous par exemple, sur les ambiguïtés de prononciation. La question de la prononciation des voyelles semble une difficulté chronique et importante. La perspective que les résidents puissent raconter et éventuellement lire des histoires aux enfants, soit dans le cadre de l'Apes soit dans le cadre scolaire pourrait constituer une motivation puissante pour un travail guttural, de même les promenades linguistiques envisagées le mardi matin avec un club de marcheurs de Longpont sur Orge.

Le globe et les cartes à toutes échelles contiennent des charges fonctionnelles et affectives considérables en particulier les cartes des pays d'origine.  Le globe lui, fabrique la réunion des lieux de départ et d'arrivée ainsi que la temporalité universelle, celle des décalages horaires au moment des coup de fil à la famille par exemple.  L'Académie des Sciences avait relevé, au moment de la conception du mouvement "La main à la pâte", que l'astronomie pouvait générer un sentiment d'unité du monde. Jumelles et lunette astronomique sont les instruments pour construire ensemble la perception d'une communauté terrestre. Les questions migratoires et écologiques nous contraignent d'ailleurs à nous penser prioritairement désormais ainsi. Plus que l'enseignement,  les activités autour du thème de l'espace génèrent des heures de conversation sur notre passé et notre destin commun.

Pour beaucoup de migrants, malheureusement pas tous, la volonté d'apprendre existe puisque nombre d'entre eux s'inscrivent, à leurs frais, aux cours de français de la Ville de Paris. De toutes les valeurs évoquées plus haut celles de la curiosité et de la laïcité sont essentielles. Dans un CADA dominé, au moment où nous parlons, par l'espérance (93 % des dossiers déposés en préfecture reçoivent une issue favorable), le sentiment de responsabilité collective domine, la gratitude vis à vis du pays d'accueil est évidente chez les soudanais, précisément chez ceux qui peuvent communiquer sans difficulté en arabe. Chez les afghans le repliement sur soi et parfois la dépression s'installent du fait d'une coupure de communication.
Je suis au regret de dire que l'absence de traducteurs en pachto et dari risque de peser lourdement sur l'efficacité des activités culturelles auprès des résidents afghans.

La Ville de St Michel sur Orge est un milieu très favorable. Les activités envisagées peuvent s'appuyer sur une densité rare d'équipements culturels, concentrés sur le quartier animé et populaire du Bois des Roches, sur un réseau commode de transports collectifs, sur des espaces écologiques et sportifs tout proches, et plus généralement sur une ouverture d'esprit de la population dynamisée par un réseau associatif actif. Nous pensons qu'à côté de l'aide au logement, à la nourriture et aux démarches administratives, peut se développer un pôle culturel et linguistique d'accueil.

Mars 2019.  Quelques réflexions poétiques après expérience.

Thibault  (7 ans - ce1 dans le Val de Marne) : "Tu sais, Maman, je préfère largement le hand à l'école. L'école c'est trop long. 8h... Tu te rends compte !!!" La  maman : "Oui mais ce sera comme ça tout le temps, même quand tu seras travailleur..." "Je sais, c'est dommage qu'il n'y ait pas une retraite-enfant"...
Thibault aspire à une activité où il est maître de son emploi du temps, où il peut faire ses synthèses lui même dans un monde infiniment technique et complexe, largement insensé pour lui et d'ailleurs aussi pour ses parents. Pour bien marquer cette exigence parfois, Thibault, quand il en a le loisir se remet en pyjama, un costume qui, pense-t-il, le protégera des emplois du temps,  fera respecter son autonomie.
Thibault est un symptôme des maladies de nos écoles.

Mohamed, 27 ans, né à El Fascher (Darfour),  4 ans de voyage pour remonter au métro Stalingrad, une pause obligée de plus de deux ans sur le rivage libyen à travailler comme esclave sur des chantiers de villas de luxe, où il faut recommencer trois fois la pose du carrelage pour descendre à une précision du 1/10 de mm, où la décimation tient lieu à la fois de "dialogue syndical" et d'épouvante, les exécutions d'une balle dans la nuque pour l'exemple. Tout ça pour payer un voyage trans-méditerranée qui n'était pas prévu. Au départ, seul le travail en Libye et le voyage chronique vers la famille était envisagé. Mais l'enfer libyen en décide autrement. Acculé, il sait que le voyage sera sans retour. Un gros zodiac, 80 compagnons et compagnes d'infortune, les enfants qui grelottent et qui pleurent, exactement deux fois moins de chance d'en revenir vivant qu'un soldat allié au matin du 6 juin 1944. un moteur de 50 CV Yamaha, une petite fortune de 6300 € neuf, qui a une chance sur deux de ne pas être volé par les pirates à mi-parcours. Trois jours d'inquiétude à tout attendre exclusivement de la boussole, des étoiles et du régime régulier du moteur, d'une navigation à l'estime, si dangereuse, la loterie des vents et des courants, 5 km/h, 290 km plein nord puis 55 km plein ouest, les nouveaux Ulysse. Les boudins qui perdent la pression dans la nuit froide, les embruns que l'on n'écope plus. Les pieds gelés dans l'eau de fond de cale. La solitude de la nuit à croiser au loin les paquebots indifférents qui amènent des armées de retraités visiter, en solde, les Pyramides. Enfin le miracle, les gardes côtes italiens, l'Aquarius parfois.. Les empreintes digitales complètes, numérisées, diffusées sur les millions d'ordinateurs de l'espace Schengen, petite ville idyllique du Luxembourg, paisible paradis fiscal. Au bout du bout, le Cada de l'Armée du Salut à Saint Michel sur Orge, rue Berlioz, au-dessus de la boucherie hallal.
Janvier 2018. Mohamed ! voici une méthode de cours préparatoire. Tu vas apprendre à parler, lire et écrire. On sent comme un léger décalage...

Et donc l'école de Mohamed,  d'Aboutaleb, d'Ali, de Bafodé, de Mirwais, de Momin et des autres sera celle de la rue Berlioz, du bureau-ruche du CADA avec sa chaleur, ses attentives travailleuses sociales, belles comme les mamans que l'on a perdues, son chef de service mauritanien qui est passé par ce genre de parcours,  devenu juriste et qui parle un français précis et élégant, aérien, humain, profond et plein d'humour, son technicien qui jongle avec le moindre boulon pour rafistoler ce pied de table qui passe son temps à se casser la gueule. Tout ce beau monde travaille chaque jour comme Thibault, comme une machine à vapeur en limite de régime. Mohamed est perplexe. Il a besoin de temps pour penser et panser ses traumatismes et ses deuils, retrouver avec ses amis la langue arabe d'avant. Le français certes mais surtout souffler pour se reconstruire. Mohamed est perplexe devant un café, en salle des maîtres à l'école maternelle de Plessis Pâté, essayant d'envisager le rythme scolaire d'enfants si petits et déjà en surrégime.

L'école du CADA sera de bénévole, presque chaque jour, de 10 h à midi de février à juin 2018 dans le séjour du F5 à deux par chambre sur une table à trois pieds. Le globe, la mappemonde au mur, le plan de St Michel sur Orge, le plan de la région parisienne, le plan du métro RER, les conjugaisons des verbes avoir et être et de quelques autres. Des photos de Doisneau. Une image humoristique d'un policier qui fait une remontrance à un homme facétieux qui vient de nouer un pied de lampadaire et qui manifestement se repent devant l'autorité. Mirwais rit toujours devant l'image. Mirwais, de l'autorité, il en a eu son compte. Mirwais qui dort encore dans le séjour parce qu'il ne veut pas déranger. Il a téléphoné, avec son abonnement Lyca Mobile, une partie de la nuit à sa famille et ses amis qui commencent leur journée à Kaboul à deux heures du matin, heure de Paris. Mirwais qui passe une partie de sa journée à regarder Chaplin sur Youtub. Chaplin est la consolation de Mirwais. Chaplin le vagabond, ça parle.. De 10 h à midi ? Mais je serais vexé de ne pas te rendre la politesse ! Comme à la campagne. Jean ! tu vas rester manger ! Jean se laisse faire et à 11h et quart il prend "La Loi" de Roger Vaillant. L'enfant-soldat guinéen Bafodé regarde Jean lire, avec un petit sourire. Il a son tapis de prière qu'il porte avec nonchalance, relâché, ce n'est pas son jour de cuisine. Il pense. C'est ça l'école du CADA. Un rythme, une ambiance, un univers paisible où on peut prendre le temps de concevoir ses interrogations. Un improbable qui est là, plongé dans son livre, et qui dit à l'occasion que ses ancêtres à lui étaient noirs il y longtemps en Éthiopie, que ses ancêtres à lui Bafodé étaient les mêmes que ceux de Jean. Prions..

Jean, lui, a dit, il y a quelque temps, qu'il ne priait pas, qu'il n'avait pas de Dieu mais qu'il défendait la laïcité et le droit pour chacun de croire ou de ne pas croire. "Google translation", avec lequel ici chacun dialogue, refuse obstinément de traduire le mot laïcité en arabe. Heureusement, au début,  Soulé a pris toute son énergie linguistique et gutturale pour contourner l'absence du mot en arabe. Ça partait du diaphragme et ça se prolongeait par des mains expressives et convaincantes. Une sorte de Dupont-Moretti de banlieue. Malheureusement Soulé tout cultivé et polyglotte qu'il est, n'y entrave rien, ni au Pachto, ni au Dari et donc quelques amis afghans sont restés à la traîne sur le sens des interventions de Jean, sur l'unicité de l'Humanité, sur le fait que nous travaillions pour que nos futurs enfants et petits enfants jouent dans la même cour de récréation, sur les démêlés de Galilée avec l'Eglise, sur le statut de la science, sur la distinction entre croyances et connaissances, sur les justes rapports entre science et religion et tutti quanti.. Comme disent certains pédagogues non loin de là : "Ici on ne fait pas de politique, ses convictions, on les laisse à la porte, ici on est là pour apprendre, aeiouy, répétez".

Appel aux interprètes.. Sur le marché de Sainte Geneviève des bois justement, le marchand de fripes d'occas connaît quelqu'un qui pourrait faire l'interprète en pachto et dari. L'école du CADA c'est l'école de la rue. La rue justement, c'est la rue Berlioz à St Michel sur Orge. Parfaite pour faire l'école. Ici successivement : Le bureau du CADA donnant sur la rue, à côté du Chicken braisé et de l'épicerie indienne qui vend les forfaits Lyca Mobile et la limonade pour quand Jean vient faire l'école. En face les locaux de l'association d'aide aux devoirs, l'Apes. Justement Mohamed qui vient d'apprendre à jouer aux échecs à l'école du CADA. Il joue de façon fulgurante le diable, comme à Times Square à Manhattan. Maintenant il bat Jean. C'est agaçant.. Mohammed envisage d'apprendre les échecs aux enfants de l'Apes. On cause, on joue, on rigole, on console. "C'est pas grave", une des premières phrases françaises que l'on s'approprie. "Cheikh mat ?",  "le roi est mort ?". C'est l'invite au jeu avec le sourire, expression non envisagée dans le Robert en sept volumes. C'est pas grave, on se comprend,  on communique, c'est le "français facile" de la rue Berlioz. A cinq mètres l'hôtel social. Il y a toujours du monde dehors. On peut bavarder, échanger quelques propos météorologiques,  ça aide pour la prononciation. Le problème c'est la distinction entre le "é" et le "ou". Tous les matins à l'école, Jean nous fait vocaliser comme à la radio scolaire avant de chanter. Mohamed, ça le fait rigoler parce que Jean il a le même problème en arabe. Et toc.. Donc parfois on envisage le vice et versa et Lycée de Versailles. Tiens vas y maintenant on va t'apprendre l'arabe. A côté le café "Le Berlioz". Avant ça dealait sec. Mais depuis que la Maman d'Anaïs a repris les choses en main et mène son monde à la baguette avec sa cuisine portugaise ça va. Mais le Berlioz c'est pas encore pour nous. Avec le pécule du CADA c'est un peu juste. 20 mètres plus loin la bibliothèque Marie Curie qu'on appelle médiathèque, quel mot laid. Google ne reconnaît même pas c'est dire. Imaginons un peu "la Médiathèque d'Alexandrie", ça sonne mal. Au CADA, ceux qui veulent s'inscrire peuvent le faire. On donne à chacun un petit espace informatique pour son cv etc. Tout le monde est gentil, c'est sympa, on apprend à chuchoter, c'est intime, mais le problème ce sont les heures d'ouverture. L'idéal serait tous les jours 9-21h non stop mais il faudrait plus de bibliothécaires. Les édiles ont considéré pour l'instant que les ronds points et le papier glacé des journaux locaux étaient prioritaires. Après tout ils sont les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour nous. Il suffit d'attendre. Ça, attendre, on connaît au CADA. Après c'est l'entrée du centre commercial Casino, là où Djallal, qui n'est pas au CADA, s'est fritté l'autre jour avec le vigile aux caisses du sous-sol. Il y a de la boxe thaï dans l'air. - Monsieur, m'adressant au vigile, je peux la payer la boite ! L'homme agacé me repousse. Je comprends qu'une insulte bien sentie concernant la maman du vigile s'était glissée entre la caissière et la boite... -  Bonjour Djallal ! - Ah salut ! On prend le temps de me serrer la main tout en gardant le vigile dans le collimateur. - Tu sais qu'on avait dit qu'on commencerait l'apprentissage de la lecture. - Ah mais la j'peux pas j'ai trouvé un boulot. Je comprends que la boxe thaï se fait un peu au second degré. Quand même le pied monte haut et on craint toujours pour les vitrines. Un drame est si vite arrivé. Ça finit par se tasser. Ambiance. On passe.. 30 mètres plus loin les cinés Carné où on envisageait avec Pascal et son équipe le passage des "Temps modernes" en projection exceptionnelle. Mirwais était dans les starting bloc. Et tout à côté le théâtre et l'équipe de Régis. Dans nos rêves il avait un spectacle en perspective monté par une metteure en scène de Lyon où il était question de faire raconter les migrants. Malheureusement une partie des édiles ont jugé que la Ville de Saint Michel ne pouvait accueillir toute la misère du monde. Le Cada avait besoin de louer, rubis sur l'ongle, quelques appartements supplémentaires - le bailleur disait qu'il y en avait de disponibles - mais les édiles : ".. toute la misère du monde, vous comprenez ?" . On comprend. Le CADA est parti. C'est dans l'ADN des migrants de quitter leur biotope n'est ce pas ? ".. et puis, vous comprenez ?" . On comprend. 

 A 11h et quart donc, il faut faire décongeler les blocs de poulets dans l'évier sous un torrent d'eau chaude (on envisageait une réflexion sur la transition écologique mais on n'a pas eu le temps), un rythme de cuisine digne des fourneaux de chez Maxim's. C'est parti pour trois quart d'heure. Aboutaleb est aux manettes. Au final un repas végétal, goûtu, ajusté, collectif par des marathoniens longilignes qui sont parmi les derniers à concevoir encore des repas équilibrés sans sauces industrielles. Aboutaleb parfois amène son copain Abachar. Abachar a déjà ses papiers. Il n'est donc pas au CADA. Il travaille sur des chantiers du côté de Mantes la Jolie. C'est un sculpteur sur plâtre hors pair, un artiste qui sait refaire les maisons de riches. Abachar a envie de venir à l'école. Aboutaleb est allé à l'école avec son grand père, deux ans. Après il a suivi la vie du troupeau, ce troupeau de milliers de têtes qui a fini par ne plus avoir à manger à cause de la descente du désert vers le sud Darfour. Aboutaleb lui, scotche Valérie et Franck, éleveurs et fromagers bio à la Pointe du Van face à l'Ile de Sein (Finistère sud) en leur montrant comment, au Darfour, on trait les vaches en massant le pis symétriquement,  le lait coule en deux jets puissants, remplit le seau, Franck et Valérie sont sous le charme, la petite pie noire bretonne apparemment aussi, elle se retourne tout de même un peu étonnée, elle n'a jamais été traite par un black la pie noire.. Pour remercier,  Aboutaleb avait apporté à Franck et Valérie,  les maquereaux pêchés à la mitraillette (petite palangre à plumes multicolores qui secoue comme une mitraillette quand le banc de maquereaux la traverse et la mord),  la veille à la tombée de la nuit du côté de la gamelle au large d'Audierne. Quelques marins d'Audierne sont comme la petite pie noire, ils s'étonnent un peu de voir Aboutaleb mener son bateau avec dextérité dans le courant et la passe délicate de la sortie du port. Pensez donc depuis les rescapés de l'Invincible Armada on avait pas vu beaucoup d'étrangers par ici. Par ici justement on vote à 25% pour le FN mais on a dit qu'on ne faisait pas de politique, les bretons d'abord.

Retour au waypoint de Saint Michel sur Orge, Ali, coiffeur à Khartoum, là ou le Nil blanc et le Nil bleu se mélangent. Ali joueur de foot au club de Saint Michel. Françoise, la conseillère municipale d'opposition a réussi à négocier un moit-moit. La moitié de la cotis sera payée par le club l'autre moitié par le CCAS. Au CCAS,  rue de la Guette, on chuchote en français en attendant d'être reçus par la fonctionnaire territoriale toute jeune. Jean peut-être que ça va marcher !
Quelques semaines plus tard  (ça avait marché) et quelques matches plus tard  (A Auxerre ils sont coriaces)... Jean, je voudrais préparer un petit discours pour remercier nos amis du club. Bon d'accord ! Ah zut ! le pied de la table est encore tombé. Bon j'ai le crayon et le papier qu'est-ce que vous voulez dire à vos amis ? Ben que.. Comme ça ? Oui. Et puis après plutôt comme ça. On réécrit. Bon, enfin, on résume, on relit. Six lignes. Les yeux s'éclairent, on s'y voit déjà. Ali c'est toi qui parlera ? Oui. Tu lis le texte ou tu l'apprends par cœur. Je l'apprends par cœur. Quand tu nous le dis tout haut ? Vendredi. Le vendredi tout le monde est calé sur sa chaise. Ali debout, commence. On l'écoute comme le curé de Notre-Dame. Ali n'est plus que la voix des autres. Sans-faute.. Silence on respire à fond. Petit sourire grave et rêveur d'Aboutaleb. Pas de doutes Ali c'est mon pote !

Retour au waypoint de Saint Michel sur Orge. Là on est au jardin associatif de permaculture, GER, Groupe Eco-responsable, encore un mot qui n'est pas sur Google Translation, faudra leur signaler. Clément et Hélène officient, ils expliquent que le jardin c'est aussi pour la Culture, pour le lien social. Aboutaleb en tant que cuisinier en chef du 2 rue Berlioz renifle toutes les plantes de la création. Pour cet homme du désert c'est un peu le Jardin d'Eden ici. On envisageait de cultiver les fraises et de récolter le miel. Cultiver, on envisageait. ".. mais vous comprenez ?". On comprend.

Retour au waypoint de Saint Michel sur Orge Abachar c'est un peu le même format qu'Aboutaleb. Un jour : "Jean, ça sert à quoi la virgule avec les chiffres" Petit flottement de désarroi, puis on part en Mésopotamie 5000 ans en arrière. En Irak ? Ben oui !. Une plaquette de beurre tendre de chez Lidl, une baguette récupérée au restaurant chinois "les délices de la porte de Choisy". Un paquet de riz basmati. Quelques écritures cunéiforme à même la plaquette. Ça finit par ressembler aux tablettes d'argile des antiquités du Louvre (gratuit pour les migrants ?). On compte les grains de riz, on fait des paquets puis des paquets de paquets , puis des paquets de....etc. C'est que, quand on avait fini de manger sur les bords de l'Euphrate, terre riche, il en restait encore des grains. Alors on comptait ce qui restait mais pas un à un,  c'est plus pratique de faire des paquets...etc.. Le même Abachar demandant discrètement en arabe à Aboutaleb si c'est vrai que le Soleil ne tourne pas. Aboutaleb : " Jean ! Abachar demande si..." Loin du CP et du Centre social cette école du CADA. Une sorte de chirurgie permanente autour d'une greffe coeur-poumon. Des heures d'échange absolument non évaluables. Et pourtant sur les sites canadiens du F.L.E., il y a apparemment tout ce qu'il faut, bien structuré. Apparemment. Une expérience interrompue qui porte comme toujours les germes d'une renaissance, ADN des migrants.

Mi-avril 2019  à l'heure où nous écrivons ces lignes le taux d'acceptation des dossiers est tombé à 50%. Dans d'autres CADA que celui de l'armée du Salut ce taux est passé à 10 %. Le retour à la frontière sera donc très probablement le retour à l'absence d'école depuis un pays signataire de la Convention internationale des droits de l'enfant. Cette Convention stipule : "..Les États parties favorisent et encouragent la coopération internationale dans le domaine de  l'éducation.." . "Coopération internationale", c'est le mot que je cherchais..

Le retour à la frontière n'aidera pas vraiment à la compréhension entre citoyens du monde d'autant que chez les migrants, les traces des épisodes coloniaux sont encore très fraîches et en cours de rafraîchissement.

Penser ici et maintenant c'est parfois ne pas voir plus loin que le bout de son nez.

Jean Le Cléac'h bénévole de la FADS au CADA de Ris Orangis

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